BORDEAUX ROUGES
LES MILLESIMES 1945 & 1947
1945
Une des années les plus célèbres et magiques du siècle.
Les meilleurs millésimes de l’après-guerre n’ont certainement jamais atteint une telle réputation, sauf le 1961.
Il neige à Bordeaux le 2 mai. Le froid réduit la récolte de 80%!
L’été très chaud et très sec concentre les raisins de façon extrême. Les vendanges, commencées le 10 septembre dans une véritable fournaise, donnent le rendement le plus faible connu parmi les années de haute qualité. 1961 est le seul millésime qui se rapprochera par la suite de cette minuscule production.
La richesse en tannins est heureusement égalée par celle du fruit. Mais ces tannins, au contraire de ceux de 1947, sont si solides et brutaux qu’il faut des décennies aux meilleurs vins pour devenir agréables.
Cette longévité hors du commun est certainement un record dans le Bordelais, puisque certains crus sont encore en phase d’évolution positive. Cela est évidemment dû au rendement infime, mais aussi à la qualité exceptionnelle des raisins au moment de la récolte.
Certaines personnes ont émis des doutes sur la trop forte tannicité qui aurait pu fermer le vin à jamais. Mais on doit se baser sur les meilleures et nombreuses réussites qui forcent au respect.
1945 possède ce petit quelque chose en plus qui le rend intemporel. Les composantes sont si fortement charpentées en tout que les meilleurs vins semblent des adolescents piétinant devant leur énorme potentiel. La comparaison avec tous les plus grands millésimes suivants est de loin à son avantage sur ce point.
Parmi les autres grands millésimes postérieurs, seul 1961 a fourni aussi peu de récolte, et une qualité équivalente. Bien que les vins de 1961 semblent avoir été plus vite agréables à boire, c’est certainement eux qui pourraient, dans des cas plus rares, prétendre approcher une longévité aussi grande que ceux de 1945.
Un autre millésime de maturation très lente est le 1970, mais il fut d’une abondance record à l’époque. Si quelques très rares et grandioses crus peuvent encore s’améliorer un peu, leur déclin commencera avant celui des meilleurs 1945.
Les Médoc et Graves 1945 offrent sans doute les vins les plus puissants et complets du siècle. Leur phénoménale densité est inégalée.
1945 est un monument roman.
1947
Année sèche au point que l’eau est rationnée à Bordeaux!
Année aussi férocement chaude en été, comme au moment des vendanges commencées le 17 septembre.
Les raisins sont donc exceptionnellement mûrs et concentrés, mais la quantité récoltée est normale plutôt que faible. Ces conditions provoquent des fermentations pour le moins tumultueuses qui ne se terminent parfois pas totalement et qui donnent des vins avec des sucres résiduels.
La technologie de l’époque ne peut pas non plus éviter des doses d’acidité volatile aptes à provoquer des cauchemars chez tous les oenologues actuels. On peut imaginer le bouillonnement effrayant dans les cuves! Des bruits de sources sûres font état de pains de glace lancés dans le jus pour calmer la masse en effervescence.
Mais la nature a bien fait les choses en définitive: la fabuleuse qualité des raisins a surclassé les paramètres technologiques et, dans bien des cas, le résultat a dépassé de très loin les espérences.
Les meilleurs vins, concentrés à l’extrême, ont une opulence rappelant le Porto. L’onctuosité et la masse du fruit enrobent non seulement les énormes tannins, mais transforment positivement l’acidité volatile en un exhausteur d’arômes. Ces doses d’acidité volatile rendraient presque imbuvable n’importe quel autre cru légèrement moins concentré. A notre époque, nul ne s’aventurerait à mettre en bouteille des vins aussi malades.
La volumineuse chair permet aux vins d’être agréables à boire jeunes, et de continuer une carrière flamboyante durant des décennies.
On a pu comparer ce millésime à son lointain descendant, le 1982, buvable déjà jeune, qui possède aussi une chair opulente et un fruit très mûr. Cependant, la récolte du 1982 fut assez abondante, et il semble qu’aucun vin ne puisse rivaliser en concentration avec les meilleurs 1947.
Les vins de la rive gauche, bien qu’exceptionnels, n’ont peut-être pas eu la même réussite que ceux de la rive droite. Il est reconnu que le Libournais a produit cette année-là des vins parmi les plus somptueux du siècle. Les Cheval Blanc et Pétrus sont légendaires, mythiques… Mais les rares personnes qui peuvent encore parler des introuvables Lafleur et Latour à Pomerol en disent autant de bien.
1947 est un monument baroque.
Août 2003