Vigneron à Vosne
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HENRI JAYER, L’HOMME
Né (1922), vécu et mort (2006) dans son milieu naturel qu’est le finage de Vosne, Henri Jayer a étudié l’oenologie à l’université de Dijon sous René Engel. Son premier millésime est le 1945. Dès le début, il suit les préceptes acquis de son père: exigence et rigueur. “De nos ancêtres, il faut retenir la passion pour le travail bien fait et le respect de la nature”. Il réservait un accueil autant chaleureux que professionnel à tous ses visiteurs. Le moment passé avec lui, et aussi en compagnie de sa femme si complice, semblait vous calmer des nervosités de la vie moderne. Si on entrait chez lui avec quelques tourments, on en ressortait serein et de bonne humeur. Déguster avec lui ses propres vins vous apprenait plus sur les Bourgogne que des années de lecture. Il ne cherchait jamais à convaincre, mais ce qu’il disait était naturellement convaincant. Il préférait “ses” vins, c’est-à-dire les Bourgogne, mais il avait un immense respect pour les vins des autres régions. Il aimait la vie vraie, sans façon, comme un hédoniste: déguster est une jouissance disait-il. |
HENRI JAYER, SA PHILOSOPHIE
Henri Jayer se soumettait invariablement à la vérité qui veut que le bon vin ne peut être issu que de bons raisins. Il se “battait contre les tentations modernes d’une viticulture éminemment techniques et d’une oenologie impérialiste que ramènent le vin au rang de produit” (Jacky Rigaux: Ode aux grands vins de Bourgogne). Il n’appréciait guère ces notes mathématiques et restrictives accordées par certains dégustateurs aux “oeuvres d’art” issues des grands terroirs. Le suivi de la vigne à la bouteille lui semblait indispensable pour présenter des vins marqués par leur terroir et par les caractéristiques climatiques. D’où un domaine suffisamment petit pour qu’il puisse tout contrôler. Nullement rétrograde, c’était un “traditionaliste” qui usait de la technologie quant elle servait à améliorer sans dénaturer. Petite leçon d’Henri Jayer: “le vigneron se doit d’être modeste, mieux, humble devant cette étalage de richesses qu’offrent ces si petits climats de la Bourgogne”. Il désirait que l’on s’intéresse davantage à la vigne et à la philosophie du vin dans les formations oenologiques. |
HENRI JAYER VIGNERON
Henri Jayer vivait en symbiose avec ses vignes et ses ceps de Pinot Noir. Le travail de la vigne, éternel apprentissage grâce aux caprices de la climatologie, doit être adapté aux conditions du millésime. La conduite diffère selon que l’année est abondante ou faible, chaude ou fraîche, précoce ou tardive: “la nature a toujours été mon guide”. Le but est de cueillir des raisins sains, concentrés et mûrs. Il est le premier, dans les années 1950, à revenir à une limitation draconienne des rendements. La vigne doit souffrir et chercher profondément ce dont elle a besoin. Les traitements raisonnés ne doivent laisser aucune séquelle dans le sol. Ce sol doit être vivant et respirer. Sa maîtrise des vignes était telle que, sur certains millésimes considérés comme difficiles, il parvenait à atténuer un déficit parce qu’il “devinait le remède avant la maladie”. |
Copyright Christian Bon
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HENRI JAYER VINIFICATEUR ET ELEVEUR
D’abord, une table de tri! La récolte est éraflée pour garder la pureté du fruit et éviter du végétal. Les levures indigènes préservent de la standardisation et font mieux ressortir la personnalité du “climat”. Le contrôle des températures de fermentation assure la pureté des arômes et la fraîcheur du fruit. L’extraction est fonction de la particularité de la vendange, par exemple, on extrait un peu moins si l’on a déjà naturellement des tannins corsés. L’élevage se fait dans des pièces neuves (18 mois). A partir de là, moins on intervient, mieux c’est. Il ne filtre ni ne colle: c’est possible seulement si la matière de base n’a aucun défaut. Les opérations se font par gravitation. Une homogénéisation se fait lors des quelques soutirages. Ainsi il peut procéder à la mise en bouteille pièce par pièce, avec une chèvre à deux becs. A tous les stades, la propreté est absolue. |
HENRI JAYER DEGUSTATEUR
Henri Jayer était un grand connaisseur des vins du monde. Sa cave en témoignait. Il devinait les grands vins étrangers avant les autres. Lorsqu’il dégustait des Bourgogne, il faisait toujours un recoupement avec d’autres vins. Ses analyses étaient d’une grande pertinence. Il était capable de faire un parallèle saisissant entre un Cros Parantoux 1985 et un Château Latour 1945! La dégustation avec lui était une vraie partie de plaisir et de partage. Nul commentaire chiffré, les sensations avant tout: “Je pense que les critiques devraient être inspirés plutôt que savants, partisans du rêve plutôt que de l’arithmétique, amoureux des vins plutôt que spécialistes de l’analyse sensorielle” – “Si on suit aveuglément ces gourous du vin, on court le même risque qu’en entrant dans une secte: on perd sa personnalité, on se met dans une situation de dépendance, on renonce à son goût…”. |
HENRI JAYER, SES CRUS, SON DOMAINE
Au moment de sa retraite, Henri Jayer exploitait un domaine de 6 hectares, principalement sur Vosne, puis sur Flagey et un peu sur Nuits. Il produisait les crus suivants: – Son vin de base était un Bourgogne provenant d’une vigne à Couchey. Je peux annoncer que le plaisir procuré est déjà intense. – Deux appellations communales: Nuits-Saint-Georges et Vosne-Romanée (de trois parcelles: “les Saules”, “les Barraux” et “les Vigneux”). – Quatre premiers crus: Nuits-Saint-Georges Les Meurgers – Vosne-Romanée Les Brûlées – Vosne-Romanée Beaumonts – Vosne-Romanée Cros Parantoux Le Cros Parantoux, 285 mètres d’altitude, est une vigne délaissée après le phylloxéra située juste au-dessus des Richebourg. Il l’a défrichée en 1950 avec des explosifs! Personne n’en voulait parce que trop difficile à travailler. Sa reconstitution a pris des années. En fait, il produit du Cros-Parantoux depuis 1970. Jusqu’au 1975, il le complète avec le fruit d’autres vignes. En 1976 et 1977, il y incorpore 25% de Vosne-Romanée Village. Dès 1978, il est “pur”. Jayer a élevé ce cru au plus haut niveau par son génie. Pour beaucoup, son climat mérite le rang de grand cru. Il possédait 0,715 ha de cette parcelle de 1,01 ha. – Deux grands crus: Echezeaux et Richebourg Les deux parcelles d’Echezeaux appartenant à Jayer se trouvent dans la partie médiane qui est la meilleure de ce grand cru: “Les Cruots ou Vigne Blanches” et “Les Treux”. Henri Jayer s’occupait d’une minuscule parcelle (0,35 ha sur les 8 ha) de Richebourg appartenant à Méo-Camuzet sous le système de métayage. |
HENRI JAYER, SES VINS
Les vins d’Henri Jayer représentent ce que peut donner de plus parfait le Pinot Noir au niveau du fruit et de l’harmonie. Son Bourgogne générique suffisait à réveiller les plus sceptiques. Ses vins étaient toujours marqués par le fruit et l’élégance, et c’est ce qu’il voulait du Pinot Noir. Il désirait aussi un vin bien structuré mais pas forcé par une extraction qui aurait diminué son harmonie. Un grand Bourgogne doit se boire jeune et tenir des décennies. La différence entre une année exceptionnelle et une “petite” année se voit surtout dans le potentiel de vieillissement. Ses vins ont une particularité peu commune: il est difficile de leur donner un âge en les dégustant. Il disait: ” Quand mes vins sont jeunes, on leur donne de l’âge, quand ils sont vieux, on les rajeunit”. |
HENRI JAYER, PRODUCTION ET FAUSSES BOUTEILLES
Henri Jayer produisait certainement un peu moins de 30’000 bouteilles par année, réparties sur ses 9 appellations. Selon les millésimes, son Richebourg remplissait 2 ou 3 pièces (une seule en 1985). La production de ce cru oscillait donc entre 300 et 900 bouteilles. Par conséquent, il est impossible que des négociants du monde entier puissent continuer d’en “offrir” régulièrement. |
J’ai pu constater qu’il existe une grande quantité d’étiquettes dissemblables (en apparence toutes semblables) du Richebourg comme des autres crus. Les minuscules différences sont discernables seulement si l’on fait un travail d’observation précis à ce sujet.
Pas besoin d’être un génie pour deviner qu’une grande partie de ses vins a déjà été bue, que les vins restants de chaque cru et de chaque millésime se comptent par dizaines peut-être et non pas par centaines, et que les fausses bouteilles circulant dans le monde se comptent à coup sûr par centaines, voire par milliers. Le type de papier, la simplicité de l’étiquette et la police d’écriture se prêtent avec une facilité déconcertante à produire des faux. Le surbouchage et le flaconnage aussi. A savoir que les Caves Dessilly à Ghlin en Belgique achetaient des pièces chez Jayer et mettaient en bouteilles (de 68 cl) elles-mêmes avec des étiquettes proches de celles d’origine, ceci jusqu’au millésime 1977. L’importateur californien “Martine’s Wines Inc.” rajoutait son sigle et certaines indications légales sur le bas des étiquettes de Jayer. Henri ajoutait régulièrement la mention “Ce vin n’a pas été filtré” entre le millésime et l’étiquette. |
HENRI JAYER, HERITAGE ET CONTRIBUTION
Les deux plus célèbres crus élevés par Jayer ont une continuité.Son Cros Parantoux (0,715 ha sur 1,01 ha), il l’a vendu (3’500 bts) sous son étiquette du millésime 1978 au 1995. Dès 1996, il ne produit sous son nom que 0,283 ha (1’400 bts), ceci jusqu’au millésime 2001. Le reste (0,432 ha) étant repris par son neveu, Emmanuel Rouget, auquel il a transmis son savoir. Depuis le millésime 2002, Emmanuel Rouget reprend l’ensemble (0,715 ha). La famille Méo-Camuzet possède et vend le restant du Cros-Parantoux, soit 0,295 ha, ceci dès le millésime 1984 (vinifié par Henri Jayer de 1984 à 1988, puis par Jean-Nicolas Méo). |
La petite parcelle de Richebourg (0,35 ha), élevée sous métayage depuis 1959 a été reprise par la Famille Méo-Camuzet dès le millésime 1988. Donc 1987 est le dernier millésime de Richebourg d’Henri Jayer (ainsi que Les Brûlées et Les Meurgers). A savoir que, sous le principe du métayage, la moitié de la production revenait à chacune des deux parties. Jean-Nicolas Méo-Camuzet a aussi été l’élève de Henri Jayer. Henri Jayer est un précurseur à qui sa région doit énormément: depuis les années 1980, ses vins ont été reconnus partout comme des exemples de ce que doit être un Bourgogne. Le mythe fut vite renforcé par la rareté des bouteilles. |
Copyright Christian Bon
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Plusieurs vignerons, qui ne connaissaient que les manières trop “productives” de leurs aînés, ont suivi l’exemple d’Henri. Celui-ci était heureux de voir que d’autres prenaient aussi le chemin de la qualité selon des critères qui sont en définitive incontournables à l’obtention d’un grand vin “de terroir” cela va de soi. Sa manière de transmettre peut être résumée par un mot de Dominique Lafon: “au lieu de nous trouver devant un ancien donneur de leçon, nous nous sommes retrouvés devant un homme qui était là pour nous donner confiance”. |
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